Taus Makhacheva
EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022
Taus Makhacheva (1983, Moscou), dans sa pratique artistique, pose un regard critique sur ce qui se passe lorsque différentes cultures et traditions entrent en contact. Souvent humoristique, son travail n’en est pas moins une tentative tout à fait sérieuse de tester la résilience des images, des objets et des corps dans le monde actuel. Extraire la sérendipité (Mining Serendipity, Dubai, 2020) se compose de sept petits objets fantaisie de métal brillants attachés à une chaîne irrégulière, tous interchangeables, quelle que soit la combinaison choisie. Dans un cadre intimiste, le visiteur est encouragé à essayer la chaîne et ses différentes combinaisons tandis qu’une vidéo explique l’expérience sensorielle décuplée qui en découle. En tant qu’« objets orientés corps », la chaîne et ses petits objets fonctionnent comme une « boîte à outils extrasensorielle » impliquant un accroissement des capacités sensorielles : un degré d’empathie décuplé, des capacités de communication non haptiques, une conscience accrue de son environnement physique et géographique, un sens fondamental de l’orientation, un sens individuel de la mémoire collective.
Tout en restant ludique et performative, l’œuvre nous incite à nous questionner sur notre rapport actuel aux objets tout en appelant à de nouvelles façons de coexister dans le monde. Par sa manière de repenser l’idée des psychotechniques — l’utilisation de techniques psychologiques dans le but de contrôler et modifier le comportement humain — dans un contexte de distanciation sociale, Makhacheva braque les projecteurs sur notre relation de plus en plus intime aux écrans et aux gadgets. Ce sont ces objets brillants qui, produits à partir de métaux rares, sous-tendent et contrôlent nos expériences du monde en ce qu’ils extraient des schémas comportementaux gouvernés par des données. Parce qu’elle renouvelle sa forme tout en conservant sa fonction, cette œuvre dévoile la structure du paysage numérique, le territoire partagé que nous habitons collectivement. Elle propose une manière alternative de se rapprocher du monde des objets et des autres en se basant sur une sensibilité matérielle accrue. Plutôt qu’extraire des données, l’œuvre interroge sur la façon dont les objets pourraient extraire « la poussière d’or de la géologie émotionnelle » afin de créer de nouveaux modes d’existence collective.
« Ma famille vient de la République du Daghestan, dans les Caucuses du Nord, qui est une république multinationale au sein de la Fédération de Russie, où l’on parle plus de 25 langues différentes. Mon cercle proche travaille dans les arts et la littérature, ma mère est historienne de l’art. J’ai d’abord étudié l’économie puis l’art contemporain à la Goldsmiths Université de Londres. Récemment, j’ai réfléchi à cette notion d’attachement à un territoire, et à ce qu‘être basée signifie pour moi ? Je ne crois pas vraiment à cette idée parce que, même lorsque j’étais basée à Moscou ou au Daghestan, je passais environ cinq mois par an au même endroit, et le reste à voyager. J’ai toujours été en mouvement. Je lis souvent dans des biographies des gens basés entre quelque part et ailleurs, mais je me demande “Où est-ce ? Est-ce au milieu de l’océan ?” Maintenant, j‘y pense plus en terme de biographie, comme à l’endroit où je suis né, parce que mon monde, mes amis et mes conversations sont répandus dans le monde entier. J’ai passé la majeure partie de 2020 à Dubaï, et 2021 à moitié à Dubaï et à moitié à Moscou. Je ne sais pas de quoi 2022 sera fait et si je voyagerais à nouveau. Lors du dernier March Meeting, j’ai été ému par un discours de Manthia Diawara “Sur la dé-opacification et le droit à l’opacité” (“On de-opacification and the right to opacity”) où il parle d’Edouard Glissant, qui ne croit pas aux retours mais croit aux détours et au fait que l’on ne peut pas revenir à ses origines. Cela illustre très bien mon sentiment d’appartenance à un lieu, et l’oeuvre Extraire la sérendipité (Mining Serendipity), qui parle du fait d‘apprendre à frémir avec le monde, pour paraphraser Glissant à nouveau, et à apprendre à ressentir le monde différemment.
L’une de mes premières grandes biennales était Charjah en 2013, “Re:emerge : Towards a New Cultural Cartography”, organisée par Yuko Hasegawa, et c’était énorme pour moi à l’époque. Plusieurs années avant en 2007, j’avais visité la première édition d’Art Dubai et je suis allé voir la biennale de Charjah. Je me promenais, impressionnée et je me suis dit : Je veux vraiment être exposée au sein de cette biennale. Et puis six ans plus tard, c’est arrivé, et je suppose qu’il y a une sorte de sérendipité dans tout ça. J’ai continué à faire des détours aux Émirats arabes unis, j’ai fait “The Wedding Project” avec la Fondation Delfina à Art Dubai en 2016. J’ai travaillé avec Lawrie Shabibi, toujours en 2016 j’ai participé à l‘exposition “But still Tomorrow Builds into My Face”, organisée par Nat Muller à la galerie. Et en fait, l’invitation de Christine Macel pour la Biennale de Venise en 2017 est venue en partie car elle a vu mon oeuvre Tightrope dans cette exposition. Ces coïncidences heureuses sont importantes et je suis profondément reconnaissante de toutes les opportunités que j’ai eues dans ma carrière, mais j’ai aussi cette conviction que le travail doit faire le travail, c’est-à-dire l’œuvre d’art.
J’ai commencé Extraire la sérendipité durant la pandémie, j’étais assise chez moi à Dubaï, parcourant beaucoup Instagram. J’adore les bijoux contemporains, et l’algorithme d‘Instagram m‘en montrait beaucoup. Je voulais aussi faire quelque chose de petit, gérable, palpable, et quelque chose qui peut vous transporter quotidiennement, qui peut être un outil de commémoration, un rappel de quelque chose ou quelque part où vous souhaitez vous rendre. Ainsi, quand Stijn Maes, directeur du Frans Masereel Centrum en Belgique m’a invité à créer une œuvre pour leur programme “Solitude”, j’ai pensé, essayons les bijoux. Le Frans Masereel Centrum n’est pas une grande institution, mais ils ont été réellement généreux avec leurs ressources et leur temps, me permettant d’échouer à de nombreuses reprises avant que nous arrivions - le studio de bijoux, Mineral Weather, et moi-même - au travail final. J’ai tout fait à distance. Recherches, zooms avec Anna Pavlova et Alexander Olkhovsky de Mineral Weather, zooms avec ma cheffe de projet Anzhelika Baryshnikova. Nous faisions des tests longue distance et je n’ai pas vu le travail avant qu’il ne soit complètement prêt et que le premier lot soit expédié. C’est d’ailleurs comme ça que je travaille très souvent, même avant la pandémie, quand je voyageais, je travaillais à distance avec mon studio, du train, de l’avion, des installations, des tables de cuisine des airbnbs, des lits d’hôtel. Mais la pandémie nous a forcés à faire face à nous-mêmes et au monde différemment, et pour moi, elle a ouvert le désir d’un changement conscient de passer d’un travail réactif à un travail actif.
Un autre aspect très important de l’écologie de cette oeuvre est que le coffret est une édition illimitée, non signée et numérotée. Il est vendu par l’institution non-commerciale qui l’a commandé (Frans Masereel Centrum) au prix de production, avec l’objectif de permettre aux gens d’avoir autant de rencontres avec l’œuvre que possible et en même temps d’éviter le récit d’un objet de collection en édition limitée. Il est important pour moi que cette œuvre ne soit pas vue comme un joli bibelot scintillant à vendre, mais comme un modèle d’interaction artistique différente avec les institutions et le public. Ici, vous entrez dans un espace d’art contemporain au Louvre Abu Dhabi et on vous demande de toucher et d’essayer. Quand je travaille, avec mon studio, on aime tester la flexibilité des institutions, c’est une sorte de danse. Cela m’intéresse d’examiner les flexibilités et les points de pression, mais aussi de travailler avec les institutions en utilisant le même langage institutionnel. Nous avons créé un miroir en forme de cou pour cette installation, parce que nous voulions éviter les selfies, ainsi vous pouvez prendre le miroir mais regarder uniquement le collier. Si vous ne voulez pas regarder trop profondément le sens l’œuvre, vous n’avez pas à le faire, c’est juste beau et léger, c’est toujours votre choix. Ces artefacts n’appartiennent à aucun territoire, à aucun endroit, ils sont destinés à voyager et à aider le porteur à se transporter dans différentes expériences.
Ce qui m’enthousiasme dans ma pratique, c’est d’essayer différentes choses. Dernièrement, ce sont des expériences méthodologiques, je veux essayer des méthodologies, d’une certaine façon je veux essayer d’être autant d’artistes que possible, et je veux essayer différentes échelles. Mes œuvres existent dans des registres très différents. Et avec Extraire la sérendipité, je voulais créer un mini-musée. Vous pouvez choisir si vous voulez porter un ou plusieurs pendentifs. J’appelle ces pièces des artefacts orientés corps, qui est une phrase empruntée d’un article écrit par ma mère. Elle a beaucoup écrit sur les bijoux traditionnels et comment ils structurent vos corps sociaux, psychologiques et politiques. Je m’intéresse aussi à la signification culturelle de ces objets, ce ne sont pas seulement des morceaux de métaux. Lorsque je faisais des recherches pour l’œuvre, j’ai regardé beaucoup de bijoux traditionnels, et leur histoire, j’ai étudié beaucoup de références puis les ai digérées. J’ai beaucoup parlé avec tout le monde au studio, avec Anna et Sasha de Mineral Weather, et avec tous les gens que l’on peut voir dans les crédits, à partir de ces conversations, les formes que vous voyez ont émergé. Et comme un processus parallèle, j’essayais de formuler le concept et ce que nous essayions réellement de faire, qui était en train d’émerger de mes conversations avec Andrey Efits, qui faisait des recherches et a écrit tous les textes qui accompagnent le travail. Il y a de nombreuses couches ludiques dans cette œuvre, qui, je l’espère, sont évidente dans les textes. Chaque pendentif m’est venu tandis que je pensais aux manières dont les gens analysent le futur. Il peut s’agir de prévisions affectives, d’intelligence essaim et ainsi de suite, et je voulais les déplacer et les redéfinir toutes, en quelque chose de génératif qui peut en fait être utilisé pour sympathiser avec le monde. Certaines choses ont été inventées, comme la conférence de Sotchi de 1971 sur les psychotechniques, auxquelles nous faisons référence dans le texte, parce que nous voulions que quelque chose comme ça existe. C’est une autre chose que j’aime dans l’art contemporain, vous pouvez simplement inclure un mensonge génératif. »
Entretien avec Taus Makhacheva, le 15 novembre 2021, à Abu Dhabi