Nasser Alzayani
EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022
Nasser Alzayani est un artiste bahreïno-américain (1991, Manama) dont la pratique consiste à documenter le temps et l’espace à travers le texte et l’image. Arroser le lointain, déserter le proche (Watering the Distant, Deserting the Near, Abu Dhabi, 2021) a d’abord pris la forme d’une étude archivistique portant sur les sources naturelles de Bahreïn, alors que l’artiste répertoriait les facteurs qui avaient contribué à la disparition du paysage local. L’assèchement de celui-ci avait provoqué l’arrachement du souvenir de la source à son territoire. Mais cette rupture avait ouvert la porte à une nouvelle compréhension du temps et de l’espace. La perte matérielle alliée au déclin du souvenir eut pour conséquence la mise en place d’un projet de recherches plus vaste, fondé sur la collecte et la reproduction par le biais du moulage. Des fouilles plus poussées des sources originelles permirent ainsi de mettre au jour une multitude de matériaux nouveaux, qui ont donné naissance à des tablettes de sable disposées sur un support imitant le site.
La surface saillante des tablettes, réalisées selon une méthode de pochoirs découpés au laser semblable à la sérigraphie, fournit des traces d’informations tantôt révélées, tantôt dissimulées, tantôt perdues, tantôt cachées, en fonction des variations de lumière. Le texte qui y est reproduit — un poème bahreïni — se délite selon des temporalités variées. Sous l’effet des tablettes qui tombent en morceaux — certaines plus vite que d’autres —, l’espace environnant change. Le spectateur prend alors conscience de la structure de son propre lieu d’habitation. Bien que fondamentale, la connexion fragile entre mémoire et territoire est rompue, mais elle n’est pas perdue. Elle se voit plutôt réinscrite dans une nouvelle texture, un récit alternatif de l’appartenance qui renvoie la relation entre mémoire et territoire à ses fondements : une accumulation matérielle de production sédimentaire, la construction matérielle d’un espace reconfiguré.
« Je suis né à Bahreïn et j’ai grandi non loin de la source d’Adhari. Bahreïn est célèbre pour ses sources d’eau fraîche : il y en avait plus de trente. Mais elles n’existent malheureusement plus — ou tout du moins plus sous leur forme originelle. Enfant, je n’y pensais pas. Pour la jeune génération, ses sources n’étaient pas aussi importantes que pour l’ancienne, qui s’y rendait régulièrement dans les années cinquante et soixante, lorsqu’elles étaient encore abondantes et très fréquentées. Elles étaient également synonymes de vie pour la végétation et les fermes alentour.
Je vivais ici, aux Émirats arabes unis, lorsque le projet a démarré. J’avais été absent de Bahreïn pendant sept ans environ, et je commençais à réaliser combien cela avait été formateur et me manquait. J’entamais le travail sur la base d’un souvenir que j’avais d’avoir visité, enfant, la source d’Adhari, me demandant s’il était réel ou non. Je retournais visiter le lieu et le trouvais totalement changé : l’eau fraîche avait disparu, la source s’était tarie et elle avait été remplacée par un bassin artificiel de même forme, dont je recréais les contours dans mon travail. C’était vraiment une expérience étrange, car il était clair que ce lieu était suffisamment important pour qu’on en ait maintenu la forme et qu’on y ait réintroduit l’eau, afin que la population puisse continuer à venir sur un site familier.
À partir de là, j’ai eu très envie d’enregistrer l’histoire de ce lieu, non à travers les récits habituels, mais plutôt en faisant appel à des bouts d’histoire restés en arrière-plan, des fragments situés en dehors de l’histoire. J’ai essayé de rendre compte de cette perte et des espoirs du peuple de Bahreïn. On peut entendre l’histoire que je raconte dans l’installation sonore. J’ai commencé à fouiller dans les archives, les documents, les relevés géologiques et les vieilles photographies, et j’ai découvert que ce lieu a inspiré grand nombre de productions culturelles à Bahreïn. J’ai déterré des chansons et des poèmes qui en avaient été inspirés, dont le poème d’Ali Abdullah Khalifa, qui dit : “Adhari, combien de temps encore abreuveras-tu ces lointains palmiers ?” D’où le titre : Arroser le lointain, déserter le proche. On peut également entendre une chanson de Shirley Bassey, enregistrée et tournée à Ain Adhari lors de son séjour dans l’archipel, en janvier 1976, où elle s’était rendue par le Londres-Bahreïn, le tout premier vol commercial du Concorde. À l’époque où elle a enregistré cette chanson, la source était encore abondante. Shirley chante : The way we were (« Comme nous étions »). Elle y parle de mémoire et du souvenir de quelque chose qui n’est plus. Tandis que je travaillais sur ces archives, je me suis demandé : “Que puis-je faire de ces informations ? Comment sculpter une œuvre qui reflèterait ces idées ?” C’est alors que j’ai eu l’idée de créer des œuvres faites de sable et d’utiliser ce matériau pour décrire la nature du lieu tel que celui-ci existe désormais. Le sable représente la sècheresse d’un sol qui auparavant était gorgé d’eau, mais il représente aussi les qualités physiques de la mémoire, un matériau continuellement en train de changer et plutôt fragile.
Ces tablettes contiennent les paroles d’une chanson de Mohamed Yousef Al Jumairi, qui lui-même reprend les deux premiers vers du poème Adhari, d’Ali Abdullah Khalifa. Elles racontent l’histoire de la source et sont destinées à doucement se désintégrer avec le temps, à l’image des souvenirs de ce lieu, qui s’estompent. L’archéologie, et en particulier les méthodes de fouille et de conservation, m’intéresse. Lorsque j’ai créé ces tablettes de sable, j’ai essayé de créer une version plus contemporaine de cette façon répandue de collecter des informations. J’y interroge également les réalités de ces pratiques archéologiques : si j’avais voulu fabriquer quelque chose qui dure, j’aurais utilisé de l’argile ou de la pierre. J’ai commencé à travailler avec le sable au moment où j’effectuais un master en beaux-arts à l’école de design de Rhode Island (RISD). J’avais invité une archéologue de l’université de Brown à venir visiter mon atelier et je lui ai demandé comment elle réagirait si elle trouvait ces tablettes sur un site de fouille. La première chose qu’elle me dit est qu’elle n’y toucherait pas — l’exact opposé de ce que j’étais en train de faire. J’y touchais constamment, même si je savais qu’en y touchant, je contribuais activement à détruire mon travail.
Lorsque j’ai présenté ce projet au musée d’Art contemporain du Massachusetts (MASS MoCA), j’ai joué avec les codes archéologiques afin de créer un site de fouilles fictif. Tandis que pour cette exposition, j’essaie de coller au contexte d’un musée dans lequel la présentation est extrêmement importante. J’ai donc visité le Louvre Abu Dhabi, étudiant et prenant des notes sur de nombreuses armatures créées spécialement pour chacune des œuvres, dans le but de reproduire ces techniques.
La langue arabe constitue une part importante de ce travail. Une grande partie de la production culturelle dans laquelle il est fait référence à cette source a un sens poétique en arabe. J’écris par exemple sur le double sens d’Ain qui, en arabe, peut signifier tout à la fois “source” et “œil” — un œil qui, de manière significative, est une partie du corps d’où l’eau coule. Ce double sens est très symbolique et métaphorique pour moi, l’histoire d’Ain Adhari et de ses eaux étant une histoire bien triste, pour laquelle on peut verser des larmes. Dans sa chanson, Al Jumairi implore d’ailleurs la source de ne pas pleurer.
Je me suis installé aux Émirats Arabes Unis en 2010, pour y étudier l’architecture à l’université américaine de Charjah. Je n’ai jamais été architecte, mais je pense qu’une grande part du travail que je réalise aujourd’hui est le fruit de compétences, d’idées et de concepts acquis lors de mes études d’architecture. J’ai ensuite déménagé à Abu Dhabi et j’ai commencé à travailler en tant qu’archiviste et chercheur pour Lest We Forget (“De peur que nous oublions”), un fonds d’archives sur l’histoire émirienne documentant la vie aux Émirats Arabes Unis à travers des photographies familiales. J’y ai appris à répertorier et enregistrer les histoires des gens, particulièrement celles ayant trait aux lieux ou aux objets. J’ai ensuite été sélectionné pour intégrer le programme de la Salama bint Hamdan Emerging Artists Fellowship (SEAF), au sein de laquelle j’ai vraiment pu explorer ma pratique artistique.
C’est en étudiant le verre à l’école de design de Rhode Island que j’ai commencé à utiliser le sable. Alors que je fabriquais des moules de sable qui devaient servir à mouler le verre, ma fascination pour ce matériau est née, et j’ai décidé d’utiliser cette méthode de moulage pour réaliser mon œuvre. Ce matériau était parfait pour exprimer ce que j’avais à dire, pour raconter cette histoire. Le sable est compliqué : son image est très stéréotypée, dans la région, elle renvoie au désert, à la chaleur et la sècheresse. Mais c’est une représentation biaisée, même si de plus en plus de régions se voient transformées en déserts. Et ce projet rappelle le fait que le paysage se transforme inexorablement en désert, tout particulièrement à Bahreïn, qui était bien plus vert auparavant.
Il est difficile de me définir comme étant la personne qui crée cette œuvre. Mon implication est la même que celle de l’archéologue, de l’archiviste, du curateur ou de l’historien qui collecterait et présenterait un récit. Au fur et à mesure qu’il évolue, ce projet fait appel à de nouvelles voix, et j’espère qu’à l’avenir, je pourrai y intégrer le travail d’autres artistes et de nouvelles histoires. Je sais que d’autres artistes de Bahreïn s’intéressent à ce lieu, et je pense que plus il y aura de travaux créés autour de la source d’Adhari, plus elle vivra longtemps, abreuvant les sillons de la mémoire des gens. »
Entretien avec Nasser Alzayani, le 3 novembre 2021, à Abu Dhabi