Latifa Saeed
EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022
Latifa Saeed (1985, Dubaï) est une plasticienne émirienne dont le travail consiste en une extrapolation de la complexité des récits culturels à travers l’exploration des qualités intrinsèques de matériaux régionaux. Se concentrant plus particulièrement sur son environnement immédiat, elle fait du développement rapide de sa ville natale une loupe par laquelle observer la relation plus large entre la terre, l’identité et la matérialité. Son travail occupe un espace compris à la fois dans le passé et dans le présent, complexifiant les notions standards du temps en présentant au spectateur des dichotomies précises : le contraste entre poids et légèreté, l’opposition entre héritage et développement, l’équilibre entre chaos et ordre. Il ne s’agit ni de réconciliation ni de victoire, mais plutôt de deux faces d’un même phénomène.
Dans Le Chemin (The Pathway, Dubaï, 2021), l’artiste explore les contours de son terrain social en concentrant son attention sur les vides engendrés par les composantes de base du paysage urbain. Le pavé constitue une unité de base en construction et le point de contact entre les habitants et leur territoire. Souvent ignoré, traversé par le mouvement, il est tout à la fois central et séparé de son environnement immédiat. Assemblés en chemin piétonnier, les pavés ouvrent la voie à un nouveau territoire ; mais ils peuvent également dissimuler la fragilité des territoires existants. En les sélectionnant, les façonnant, les moulant et les agençant consciencieusement, l’artiste attire notre attention sur les structures invisibles qui sous-tendent l’acte intime de poser le pied sur le sol. Les forces à l’œuvre dans la construction ralentissent, se font murmures visuels, des structures de composition fluides aussi transparentes que physiques, conçues tout à la fois pour que nous les regardions et regardions au travers d’elles. Et tandis que le mouvement dans le temps est retardé, les caractéristiques essentielles du déploiement de l’espace en tant que lieu deviennent reconnaissables et nous amènent à comprendre notre relation fondamentale à notre environnement immédiat.
« J’ai le sentiment d’être née artiste, je n’ai pas choisi de l’être. J’ai grandi dans une maison artistique à Dubaï, entourée de nombreux objets d’art et de design que ma mère collectionne depuis longtemps. Elle possède des archives de photographies, de films et de poèmes, dont bon nombre sont dans notre famille depuis de nombreuses générations. Mon art s’enracine profondément dans mon pays, les Émirats arabes unis. Je puise mon inspiration dans la nature et dans ma vie à Dubaï. J’observe constamment le développement, les changements et la transformation de la ville. Cette transformation est survenue si rapidement, sur un laps de temps si court. Tout alentour est en continuel mouvement, ce qui me donne l’impression de vivre tous les deux ou trois ans dans un lieu différent. Lorsque j’avais cinq ans, il n’y avait qu’un seul building à Dubaï. Aujourd’hui, nous vivons dans une métropole - forêt amazonienne de buildings.
Ma pratique est pluridisciplinaire et commence par la recherche, la documentation et l’archivage de divers objets et matériaux. Au fil du temps, ma pratique artistique s’est développée en trois dimension. Une influence majeure sur mon art est la transformation sociétale qui se déroule aux Émirats Arabes Unis. La culture change. Les traditions changent, aussi bien que la langue, la topographie, l’aménagement urbain et le paysage. Mon travail est un récit de contemplation métaphorique et de réflexion sur l’époque actuelle qui résonne de la poésie et de la littérature arabes. Une grande partie de ma pratique implique des significations cachées et des représentations familières à l’esprit arabe. Je regarde comment l’avenir tel que nous le vivons est maintenant encapsulé dans une réalité multidimensionnelle. Il s’agit d’un enregistrement du présent. Plus tard, il sera considéré comme un enregistrement du passé. Ces trois lieux temporels, passé, présent et futur, occupent une place importante dans mes pensées. Je tourne mon regard vers le passé et vers le futur. C’est en regardant en avant, vers l’avenir que j’essaie de comprendre ce que nous pourrions créer maintenant pour que les autres puissent regarder en arrière et réfléchir. J’ai le sentiment que, en tant qu’artiste, ma mission est de documenter ce qui arrive maintenant, d’en donner ma vision personnelle.
L’art n’est pas quelque chose de nouveau aux Émirats arabes unis. J’ai vécu dans un environnement créatif toute ma vie, tout comme ma mère et ma grand-mère. J’ai toujours eu un désir inné de créer. À l’âge de trois ans, je me souviens avoir dit : “Je veux faire de l’art jusqu’à la fin de mes jours.” Je me suis concentrée sur l’art au lycée puis à l’université, où j’ai étudié les arts et les sciences, avec un focus sur le design graphique. Après avoir obtenu mon diplôme de la Zayed University à Dubaï, j’ai commencé à produire et à exposer mes travaux, tant localement aux Émirats Arabes Unis qu’à l’international à la Milan Design Week et à la London Design Week. Plus récemment, en 2019, j’ai rejoint la Salama bint Hamdan Emerging Artists Fellowship (SEAF), en partenariat avec la Rhodes Island School of Design. Ce programme d’éducation et de développement artistique de 10 mois a facilité un lien avec la communauté artistique des EAU. Mon travail a maintenant été exposé à Tanween by Tashkeel, Design Days Dubai (Dubai design week); Middle East revealed, commissionné par Wallpaper*; Dray Walk Gallery, Londres et Middle East: Design Now, dpendant London Design Week; UAE Design Stories: The next generation from the Emirates pendant Milan Design Week.
Alors que j’étais encore étudiante, Sheikha Lateefa bitn Maktoum m’a invité à visiter l’atelier de Hassan Sharif à Al-Quoz. Ce fut un moment exaltant, et un tel privilège de pouvoir le rencontrer et de pouvoir observer son atelier. En 2008, Sheikha Lateefa bint Maktoum a créé Tashkeel, l’un des premiers centres de Dubaï à accueillir des résidences et des expositions d’artistes. J’en ai été la première membre et ai eu le privilège d’observer Sheikha Lateefa donner vie à l’espace. Tashkeel a été une source vitale de soutien pour les artistes aux EAU et a eu un impact particulier dans la formation de ma propre voix et pratique artistique. Être artiste aux Émirats arabes unis, c’est faire partie d’une communauté ; il est important que vous connaissiez le travail de vos confrères, et de comprendre ce que la génération précédente a fait, d’assimiler leur héritage. Être un artiste aux EAU, c’est faire partie de la communauté, c’est important de savoir sur quoi travaillent vos collègues artistes, de comprendre ce que la génération avant nous faisait, d’absorber et d’apprendre de leur héritage.
L’exposition Art Here au Louvre Abu Dhabi construit un pont entre l’institution, les artistes et la population, en réunissant tout le monde autour de l’art et de la culture. Le Louvre frappe par ses incroyable dimensions architecturale, nous inspirant sur un plan historique, artistique et conceptuelle. Lorsque vous y êtes, vous vous immergez dans un environnement de connaissance, d’histoire et d’archéologie. Avoir la possibilité dans notre pays de visiter un tel lieu est extraordinaire. Si jamais je suis en quête d’inspiration, je sais que ce musée m’offrira un lieu idéal où venir m’immerger. En fait, j’aime davantage m’immerger que chercher l’inspiration, j’aime passer la journée seule, en silence, afin de m’immerger dans un autre monde. Lorsque je crée ou réfléchis à mon travail, j’aime être seule et écrire. Mon art naît de ces périodes d’introspection où tout mon être est complètement immergé dans mon environnement.
Lorsque j’ai lu l’appel à propositions pour l’exposition, j’ai tout de suite été intéressé pour y participer. Pour moi, la mémoire reflète le patrimoine, le temps reflète l’évolution et le territoire reflète l’avenir. Combiner ces trois thèmes pour créer une expérience que les visiteurs puissent capturer est ce que je crois être une extrospection spécifique d’un artiste émirienne. Pour ce projet, j’ai fait fondre une feuille de verre pour qu’elle prendre la forme d’une brique de béton. En utilisant ces briques de verre, j’ai construit un chemin sur le sol du Louvre Abu Dhabi. L’idée du pavé m’est venue alors que je marchais sur un chemin de brique en béton dans une zone industrielle de Dubaï qui sert de division entre les hautes tours de la ville et ses zones industrielles. Le travail qui en résulte est une représentation de la mémoire, du temps et du territoire. Ces thèmes sont transitoires. Les briques utilisées sont familières à la région tandis que la couche de verre qui prend la forme d’une brique confère au travail fragilité et vulnérabilité. Le Chemin (The Pathway) est une œuvre d’art modulaire qui peut être réorganisée de différentes manières. Elle peut être agrandie et servir également d’intervention architecturale. »
Entretien avec Latifa Saeed, le 19 octobre 2021, à Dubaï