Tarek Al-Ghoussein
EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022
Fils d’exilés palestiniens, Tarek Al-Ghoussein est né au Koweït en 1962 et a passé une partie de son enfance aux États-Unis, au Maroc et au Japon. À travers ses photographies, il interroge les traces de la présence humaine dans des paysages anonymes, vastes et changeants dans lesquels il incarne souvent une silhouette solitaire. Performative mais soigneusement conçue, instantanée mais sciemment construite, chaque image invite à une réflexion posée et contemplative sur des sujets personnels et universels allant de l’expérience diasporique à celle plus large de la négociation identitaire.
Dans la série Odyssée (Odysseus series, Abu Dhabi, 2015-en cours), Al-Ghoussein explore ces questions à travers l’étude minutieuse d’un certain nombre d’îles au large d’Abu Dhabi. Inconnus de la plupart des citadins, ces territoires singuliers sont à la fois en dedans et en dehors des frontières de la ville. En tant que tels, ils ouvrent des failles narratives dans le paysage géographique local au sein desquelles le temps semble ralentir à mesure que l’espace s’agrandit. Les images qui en résultent révèlent un contraste minime et pourtant saisissant entre le paysage désertique et les vestiges de l’ingénierie urbaine. À terme, ces scènes ambigües deviennent le théâtre de questionnements fondamentaux sur la relation entre sujet et lieu : comment les individus affectent-ils et deviennent-ils affectés par l’espace qu’ils habitent ? Qu’est-ce que cela signifie de se trouver dans un paysage donné ?
En s’incluant dans la scène, où il apparaît à la fois immobile et en mouvement, Al-Ghoussein adopte une position engagée qui suggère une nouvelle relation à l’environnement, une nouvelle manière d’être au monde. Subtil, ce détail n’en est pas moins primordial dans ce qu’il modifie notre perspective afin de révéler l’architecture (géographique et photographique) fondamentale du lieu à mesure que le temps se fige dans une opposition entre structure et espace.
« Je suis né au Koweït, mais nous sommes rapidement partis vivre aux États-Unis. Nous avons ensuite déménagé au Japon lorsque j’avais neuf ans, puis retournés au Koweït pour le lycée. J’ai d’abord étudié la biologie, avant de suivre un cours de photographie pendant ma quatrième année à l’Université de New York. J’en suis tombé amoureux et ai fini par être doublement diplômé en biologie et beaux-arts. À la suite de mes études, j’ai voyagé en Inde durant un an et demi pour écrire, lire et faire de la photographie. Plus tard, j’ai commencé à créer un portfolio au Royaume-Uni, afin de postuler à une école supérieure aux États-Unis. Après mes études supérieures, j’ai fait une pause de trois ans à Charm el-Cheikh en Égypte, pour devenir instructeur de plongée. Un jour, le monde de l’art m’a manqué et j’ai postulé à un emploi à l’Université américaine de Dubaï. Quand je suis arrivé aux Émirats arabes unis, j’ai été pris en charge par mon cousin qui m’a emmené à l’Université américaine de Charjah par accident. Elle venait tout juste d’ouvrir et j’y ai laissé mon CV. J’ai fini par travailler à l’Université américaine de Charjah. C’était une toute nouvelle institution et j’avais vraiment hâte à l’idée d’écrire un programme et de concevoir des espaces. Le pays a énormément changé depuis mon arrivée en 1997, je l’ai vu se transformer considérablement. J’ai déménagé à Abu Dhabi vers 2013 pour devenir professeur d’arts visuels à l’Université de New York (NYUAD), en partie parce qu’en 2010, j’ai été commissionné par le musée Guggenheim pour faire une série d’images sur l’île de Saadiyat.
Je ne connaissais pas la scène artistique locale avant d’arriver aux EAU, mais j’ai rapidement rencontré beaucoup d’entre eux et j’ai été très bien accueilli par la communauté locale. En 2003, j’ai participé à la Biennale de Charjah avec Mohammed Kazem, puis j’ai été inclus dans une exposition intitulée Langages du désert (Languages of the Desert), au Kunstmuseum Bonn en Allemagne en 2005, auprès notamment d’Hassan Sharif, Mohamed Ahmed Ibrahim, Mohammed Kazem et Abdullah Al Saadi. Peu de temps après, j’ai été jury pour une exposition avec Hassan Sharif pour l’Emirates Fine Arts Society, et nous sommes devenus des proches amis.
Je ne sais pas si ce sont mes origines palestiniennes, mais j’ai toujours beaucoup bougé. Enfant, j’ai déménagé de nombreuses fois avec ma famille et, en tant qu’adulte, j’ai continué à bouger, c’était dans mon sang. Et pour cette raison je pense, j’ai principalement mis l’accent dans mon art sur le paysage et sur l’observation de la transformation du paysage où que j’aille. Un mouvement photographique qui m’a profondément inspiré sont les New Topographics, un mouvement qui réexaminait le paysage contemporain. Ces membres affirmaient que les paysages anciens et magnifiques que les photographes tels Ansel Adams capturaient n’existaient plus. L’un des principaux photographes du mouvement, Robert Adams, a déclaré qu’une photographie doit être vraie et réelle, que l’œuvre d’Ansel Adams n’était pas vraie parce qu’elle niait la présence humaine dans la plupart de ses images. Les œuvres des New Topograhics examinaient la condition contemporaine du paysage, et je pense que tous les photographes ont inclus une certaine présence humaine dans leurs œuvres. Jusqu’en 2015 ou 2016, la plupart des paysages que j’ai photographiés étaient anonymes, ils n’étaient jamais spécifiques à Abu Dhabi ou Dubaï par exemple. J’utilisais toujours le paysage comme une sorte de scène comme le ferait un réalisateur de films, je cherchais un paysage avec lequel interagir. C’est seulement avec la série Odyssée (Odysseus series) que j’ai spécifiquement nommé Abu Dhabi comme lieu de création des œuvres ; j’ai même nommé les îles dont chaque image provenait.
Vers 2015, j’ai lu un article dans The National disant que la municipalité d’Abu Dhabi avait entamer un processus de nommage et de cartographie des 214 îles de l’Émirat. Ça m’a hypnotisé d’une certaine manière. J’ai été choqué car je vivais à Abu Dhabi depuis environ neuf ans, et je n’avais aucune idée qu’il s’agissait d’un si grand archipel. Cette fascination est devenue une obsession à documenter ou à visiter le plus grand nombre de ces îles possible. Le processus de recherche est difficile, il y a très peu d’informations écrites sur ces îles et le simple fait d’obtenir une liste complète des noms a été compliqué. Jusqu’à présent, j’en ai photographié une quarantaine. Je sais que je ne vais pas photographier les 214 îles, certaines d’entre elles étant militaires, commerciales ou privées, mais savoir combien je peux en visiter, l’obsession et l’insistance pour accéder au plus grand nombre possible d’entre elles, et les difficultés à obtenir ces accès, font partie du projet. Cela me fait penser au roman de Franz Kafka, Le Château (1926), dans lequel le protagoniste passe la majorité du livre à tenter d’atteindre le dit château. Ce voyage pour essayer d’y arriver est une part primordiale du projet.
J’ai rarement une image en tête avant de me rendre sur l’une des îles, habituellement je réagis à ce que je vois. La plupart du temps, il faut que j’y aille plusieurs fois. Il y aussi certaines photographies dans lesquelles je me tiens sur une balise au milieu de la mer. Lorsque j’aurais l’occasion d’exposer la série dans son entièreté, j’utiliserai ces images comme une sorte de marqueur tout au long de l’exposition. J’ai également pris de courtes séquences vidéo de certaines îles et j’ai recueilli des objets, mais je ne veux pas être trop scientifique à ce sujet. Mon but n’est pas d’apparaitre sur toutes les photographies, car j’ai parfois l’impression que l’image n’a pas besoin de moi, et je veux éviter la lecture superficielle du "Où est Charlie ?". Il s’agit de moi-même dans un espace, dans ma relation à un espace, de comment j’affecte l’espace et comment l’espace m’affecte. »
Entretien avec Tarek Al-Ghoussein, le 20 décembre 2021, à Abu Dhabi