Mays Albaik
EXPOSITION ART HERE 2021
Richard Mille Art Prize
18 novembre 2021 – 27 mars 2022
Mays Albaik (1991, Abu Dhabi) est une artiste palestinienne qui dans son travail explore comment le sentiment du lieu se forme, se réfléchit et se réfracte sous l’effet de ce qui le sous-tend. Sa pratique visuelle pose des questions fondamentales sur la manière dont le corps est modelé — façonné, transformé, porté et restreint — par son environnement. À quels changements un espace est-il soumis avant de devenir un lieu ? Quels affects psychologiques et physiques de tels changements de milieu engendrent-ils ? Pour Albaik, ces questions résonnent tout particulièrement aux Émirats arabes unis, un endroit unique en raison des liens personnels persistants que sa population entretient avec d’autres lieux dans le monde. En tant que « résidente non-citoyenne de [s]on pays natal », elle cherche à disséquer les contradictions inhérentes au langage utilisé pour définir notre relation au lieu — « résident », « citoyen », « expatrié » — et révéler une aisance collective croissante à la « multi-présence » : autrement dit, à l’acte d’habiter de multiples territoires en même temps. Cette multi-existence, propre à l’expérience diasporique, reflète également notre universelle condition numérique, qui veut que nous soyons des êtres perpétuellement connectés.
Dans En attendant l’apesanteur (Awaiting Weightlessness, Abu Dhabi, 2021), l’artiste aborde ces questions à travers le phénomène de l’attente. Trois essais-vidéos diffusés selon trois temporalités différentes créent un effet de résonnance-dissonance qui met en lumière l’expérience du corps dans l’espace et le temps. Placé dans un état d’attente, le spectateur voit son sentiment linéaire du passé, du présent et du futur se défaire jusqu’à devenir circulaire. Le temps devient plastique et poétique, l’espace entre en expansion, devient élastique. Progressivement, nous prenons conscience des structures invisibles qui sous-tendent la relation apparemment intime entre enveloppe charnelle et sol. À terme, nous prenons conscience de la façon dont notre corps occupe l’espace à travers le temps et de la manière dont le temps anime l’espace à travers notre corps.
« J’ai vécu la majeure partie de mon enfance entre Ajman et Charjah et j’ai déménagé à Abu Dhabi en 2019. Toute ma vie, j’ai vécu aux Émirats arabes unis, un endroit fait de nombreuses communautés cloisonnées et d’autant de démographies différentes. Pourtant, il y a quelque chose qui fait qu’on ne s’y sent pas coupé des autres lieux. Ma relation à des endroits comme la Palestine ou la Syrie est toujours soumise à médiation mais demeure très forte à cause des structures systémiques : le langage, l’histoire familiale, un récit ou un trauma générationnel. Cette connexion aux lieux d’où le corps est absent est difficile à analyser. C’est comme ça que ma pratique artistique a démarré. Je voulais réfléchir à comment j’en étais arrivée à être “ici, à ce moment-là”, c’est-à-dire vers 2014, à un moment où je me sentais coupable, affligée par la situation en Syrie, déconnectée de ce qu’y vivaient mes proches. J’ai mis à plat ces questions existentielles et auto-contextualisantes et me suis demandé : “Comment puis-je être ici en de telles circonstances ? Pourquoi ne suis-je pas en train de vivre ce que mes cousins, dont je suis très proche, vivent en Syrie ? Pourquoi ai-je le droit d’échapper à la réalité corporelle de l’occupation en Palestine ? Et pourquoi est-ce moi qui suis ici plutôt qu’ailleurs ?”. Ce sont les questions quintessentielles de chaque existence.
Je me suis donc plongée dans la pratique artistique afin de comprendre d’une part ma relation aux Émirats, mais aussi comment il se fait que j’ai une relation avec les Émirats autant qu’avec la Palestine et la Syrie ? Ces questionnements concernaient également ma relation corporelle aux Émirats. Je me sens très confiante dans ma relation à la géographie, dans la mesure où, en réalité, mon corps existe ici depuis presque trente ans : mes pieds foulent littéralement ce sol depuis mon enfance. Mais, plus récemment, ma pratique artistique m’a amenée à m’interroger sur le moment où nos pieds touchent littéralement et le plus étroitement possible le sol. Est-ce le moment où nous appartenons enfin au lieu ? Où ce lieu et nous appartenons l’un à l’autre sans que rien ne puisse le contredire ? Il y a cependant toujours ce petit rien de médiation, que celle-ci se situe au niveau moléculaire ou au niveau bureaucratique, qu’il s’agisse de nos chaussures, du sol sur lequel on se tient ou du temps et des papiers que notre corps porte. Et cela m’a peinée de le constater.
J’ai essayé de me convaincre que l’on pouvait venir de plusieurs endroits à la fois, que l’on pouvait entretenir cette sorte de relation multi-dimensionnelle avec certains endroits. J’ai tout un travail, commencé en 2020, alors que nous nous retrouvions tous soudain ultra connectés, qui interroge la manière dont nous existons numériquement, en tant qu’elle est une preuve que l’on peut exister en de multiples endroits en même temps. Mon intérêt pour les médias est né du fait que je m’intéressais à la lumière en tant que matériau et moyen de communication, mais également en tant que moyen de traduire l’information. Et au début, le dispositif était très low tech : j’avais créé des objectifs à travers lesquels je faisais briller de la lumière. Mais lorsqu’on travaille avec le numérique, à la dimension temporelle se superpose une spatialité très intéressante. Dans ce cadre-là, j’essaie de me garder de réaliser un travail entièrement virtuel, afin de ne pas négliger le corps, car il n’y a pas d’échappatoires au fait que nous faisons l’expérience de tout avec le corps, et parmi elles, l’expérience des écrans : il nous faut utiliser notre corps comme instrument pour faire l’expérience du dispositif (le corps ?) numérique pour accéder au virtuel.
Le projet de construction du Louvre Abu Dhabi a alimenté une grande partie de mes discussions : le débat autour de ce que cette institution pouvait être, de ce qu’elle pouvait faire et autour de ce que cela signifiait d’implanter une institution culturelle internationale aux Émirats était très animé. Beaucoup de choses m’intéressent, dont j’ai voulu pousser l’exploration à travers ce projet. Par exemple, lors de l’une de mes dernières résidences, j’avais commencé à explorer l’idée du déplacement chronologique. J’ai engagé une réflexion sur le corps ou le moi et le lieu, et sur ce qu’il se passe lorsque les deux se trouvent séparés, lorsque ces deux éléments sont arrachés l’un à l’autre mais continuent à grandir. Lorsque je me suis attaquée à cette exposition et à l’œuvre que j’allais y présenter, je savais qu’il fallait que je creuse la grande question du temps et de la relation qu’il entretient avec le lieu.
Ma pratique scripturale est arrivée avant ma pratique visuelle. Et j’ai toujours compartimenté mon côté littéraire, celui qui me fait aimer la poésie, écrire, qui me fait ressentir les mots comme un médium à part entière. Puis j’ai progressivement rassemblé écriture et audiovisuel, par le truchement du corps et des espaces en négatif qui l’entourent. J’ai notamment porté une grande attention à la bouche, cette porte des mots. J’ai passé du temps à interroger l’espace de la bouche puis, partant de là, la parole et le langage. Chacune de mes œuvres est née de questionnements que ma curiosité m’a poussé à approfondir, à travers des essais vidéo ou en imaginant l’œuvre sous un angle sculptural tridimensionnel. Ces questionnements convergent jusqu’à devenir une œuvre, la cristallisation de ma recherche. J’ai également tendance à éviter d’y apporter des réponses concrètes ; car si nous en connaissions les réponses, nous n’aurions plus besoin de créer. »
Entretien avec Mays Albaik, le 3 novembre 2021, à Abu Dhabi